Chapitre 14
La matinée suivante se déroula tranquillement. Faon trouva que Dag avait l'air fatigué, il bougeait lentement, parlait peu, et elle pensa que son bras lui faisait probablement plus mal qu'il ne voulait l'admettre. Elle se retrouva prise, bien malgré elle, dans le rythme interminable des travaux de ferme. Les vaches ne prenaient pas de vacances, même pour fêter son retour. Elle et Dag se promenèrent en milieu de matinée, et elle lui montra les lieux qui avaient marqué son enfance. Mais son intuition au sujet de son bras fut confirmée lorsque, après le déjeuner, il prit un peu plus de cette poudre contre la douleur qui l'avait aidé à tenir lors du long voyage de la veille. Il se glissa - sans un mot - sur le perron de devant qui donnait sur le fleuve et s'assit contre le mur de la maison, laissant son bras se reposer en se demandant... ce qu'il pouvait bien penser de tout ça. Faon se trouva assignée à la préparation du beurre de pommes dans la cuisine, et « tant que tu y es, ma chérie, pourquoi ne préparerais-tu pas quelques tourtes pour le dîner ? »
Elle faisait des striures sur la deuxième tourte et envisageait à contrecœur de faire le feu sous le four du foyer, ce qui rendrait la pièce encore plus chaude, lorsque Dag entra.
— Tu veux à boire ? devina-t-elle.
— S'il te plaît...
Elle porta la louche remplie d'eau à sa bouche. Lorsqu'il l'eut vidée, il ajouta :
— Il y a un jeune garçon qui a attaché son cheval dans vos bois de devant. Je crois qu'il pense se faufiler subrepticement sur la colline. Son essence m'a l'air plutôt perturbée, mais je ne crois pas que ce soit un voleur.
— Tu l'as vu? demanda-t-elle avant de se taire, pensant que cette question devait paraître absurde à quiconque ne connaissait pas Dag.
Et elle pensa ensuite qu'il fallait qu'elle le connaisse très bien pour que cette question s'échappe aussi facilement de ses lèvres.
— Je l'ai juste aperçu.
— Etait-il très blond ?
— Oui.
Elle soupira.
— Radieux Charpentier. Je parie que Trèfle a dit à tout le monde que je suis rentrée, et il est venu vérifier par lui-même.
— Pourquoi ne pas simplement remonter le chemin ?
Elle rougit un peu, même s'il ne risquait pas de le remarquer avec cette chaleur.
— Il se faufilait par là en cachette pour me voler des baisers, de temps en temps. Il avait peur que mes frères s'en rendent compte, je crois.
— En tout cas, il a peur de quelque chose. (Il hésita.) Tu veux que je reste ?
Elle pencha la tête sur le côté en fronçant les sourcils.
— Je ferais mieux de lui parler seule à seul. Il ne sera pas honnête s'il y a quelqu'un d'autre. (Elle releva les yeux sur lui, mal à l'aise.) Peut-être... ne t'éloigne pas trop ?
Il acquiesça. Elle n'avait pas l'air d'avoir besoin de s'expliquer, apparemment. II entra dans la pièce à tisser de tante Futée qui jouxtait la cuisine et laissa la porte ouverte. Elle l'entendit tirer une chaise derrière, et le craquement du bois et peut-être même de Dag lorsqu'il s'assit.
Quelques instants plus tard, des bruits de pas résonnèrent sur le perron, même si l'intrus essayait de marcher sur la pointe des pieds. Ils s'arrêtèrent devant la fenêtre de la cuisine, au-dessus de l'évier. Faon s'avança et regarda avec déplaisir le visage de Radieux, qui tendait le cou pour voir à l'intérieur. Il eut un mouvement de recul en la voyant, puis chuchota :
— Tu es seule?
— Pour l'instant.
Il hocha la tête et se glissa par la porte de derrière. Elle l'examina, testant ses sentiments. Des cheveux couleur paille dorée tombaient toujours autour de sa tête en douces boucles, ses yeux étaient toujours bleu vif, sa peau claire, belle et rougie par le soleil, ses épaules larges, ses bras musclés, bronzés là où il roulait ses manches, recouverts de poils dorés scintillants qui lui avaient toujours donné l'air de luire au soleil. Ses charmes physiques demeuraient inchangés, et elle se demanda pourquoi elle ne ressentait plus rien en le voyant, alors qu'elle avait un jour tremblé sous lui dans le champ de blé avec une exultation si sauvage, si flattée.
Sa fille aurait été belle. Cette pensée la déchira comme un couteau, et elle s'efforça de la mettre de côté.
— Où sont tous les autres? demanda-t-il prudemment en regardant autour de lui.
— Papa et les garçons coupent du foin, maman saupoudre les poulets avec un produit anti-poux qu'elle a acheté à ton oncle, et tante Futée a tellement mal au genou qu'elle est allée s'étendre après le déjeuner.
— De toute façon, Futée est aveugle, elle ne me verra pas.
Bien.
Il s'approcha d'elle en la regardant. Non - en regardant son ventre. Elle résista à l'envie de le gonfler.
Il pencha la tête sur le côté.
— Petite comme tu es, j'aurais cru que tu serais gonflée maintenant. Trèfle en aurait sans doute parlé si elle l'avait remarqué.
— Tu lui as parlé?
— Je l'ai vue à midi au village, dit-il en s'agitant. Tout le monde parle de ton retour, là-bas. (Il se tourna encore, les sourcils froncés.) Alors, tu es revenue pour m'en faire voir encore? Ça ne te servira à rien. Je suis fiancé à Violette maintenant.
— C'est ce que j'ai entendu dire, dit Faon d'une voix neutre. A vrai dire, je ne comptais pas te revoir. Nous ne serions pas restés aujourd'hui si Dag ne s'était pas cassé le bras.
— Ouais, Trèfle m'a dit qu'un de ces Marcheurs du Lac était avec toi. Aussi grand qu'un mât, avec un bras en bois et un autre cassé, qui a à peine dit un mot. Un bon à rien, apparemment. Tu t'es baladée avec lui pendant trois ou quatre semaines, alors. (Il s'humecta les lèvres.) Alors, quels sont tes projets ? Changer de tactique ? Lui dire que le bébé est le sien en espérant qu'il ne sache pas bien compter?
Une poêle à frire en fonte était posée sur l'évier. Balancée selon une trajectoire appropriée, elle s'adapterait tout juste au visage rond de Radieux, pensa Faon dans une brume rouge.
— Non.
— Je ne rentre pas dans ton petit jeu, Faon, dit fermement Radieux. Tu ne me mettras pas ça sur le dos. Je pensais ce que j'ai dit.
Ses mains tremblaient un peu. Celles de Faon aussi.
Sa voix se fit, si possible, encore plus neutre.
— Vois-tu, tu peux reposer ton esprit et ta langue de vipère. J'ai fait une fausse couche près de Forgeverre le jour où le spectre a failli me tuer. Il n'y a donc plus rien à mettre sur le dos de quiconque, à part des mauvais souvenirs.
Son soupir de soulagement fut visible et audible. Il ferma les yeux. La tension dans la pièce sembla baisser de moitié. Elle pensa que Radieux devait avoir été pris de panique en apprenant son retour, sentant son petit monde confortable vaciller, et il se sentait désormais rasséréné. Son monde à elle était sens dessus dessous. Mais si elle avait eu le pouvoir d'effacer tout ça, et faire en sorte que ses malheurs n'aient pas existé, et perdre en même temps tout ce qu'elle avait vécu sur la route de Forgeverre - l'aurait-elle fait ?
Il haussa les épaules.
— D'abord, je me suis dit que tu t'étais jetée dans le fleuve. Ça m'a flanqué un sacré coup, au début.
Elle rejeta la tête en arrière.
— Mais pas assez pour faire quoi que ce soit, apparemment.
— Qu'aurais-je pu faire à ce moment-là? C'était le genre de choses que tu aurais pu faire sous le coup de la fureur. Tu as toujours eu un sacré tempérament. Je me rappelle que tes frères t'énervaient tellement que tu ne pouvais plus respirer à force de crier, parfois, jusqu'à ce que ton père s'arrache les cheveux et vienne te battre pour te punir de faire autant de bruit. Puis la rumeur qu'il manquait quelques-uns de tes vêtements s'est répandue, ce qui laissait entendre que tu t'étais enfuie, puisque même toi, tu ne prendrais pas trois tenues de rechange pour aller te noyer. Ta famille t'a cherchée, mais pas assez loin, j'imagine.
— Je suppose que tu ne les as pas aidés.
— Est-ce que j'ai l'air stupide ? Je ne voulais pas te retrouver ! Tu t'étais mise toi-même dans ce pétrin, tu pouvais en sortir.
— Ouais, c'est bien ce que je me disais, dit-elle en se mordant la lèvre.
Silence. Encore des regards insistants.
Va-t'en, espèce d'horrible rustre.
— Je n'ai pas oublié ce que tu m'as dit ce soir-là, Radieux Charpentier. Tu n'es pas le bienvenu chez moi. Au cas où tu aurais le moindre doute.
Il haussa les épaules, irrité. Ses sourcils dorés se réunirent au-dessus de son nez retroussé.
— Je pensais que cette histoire de spectre était une invention. Qu'est-ce qui s'est vraiment passé ?
— Les spectres existent réellement. L'un d'eux m'a touchée. Là, et là, dit-elle en lui montrant son entaille rouge vive et luisante, et, à contrecœur, en posant la main sur son ventre. Les Marcheurs du Lac fabriquent des couteaux spéciaux pour tuer les êtres malfaisants - c'est comme ça qu'ils appellent les spectres. Dag en avait un. A nous deux, nous avons tué le spectre, mais c'était trop tard pour l'enfant. C'était presque trop tard pour nous aussi, mais pas tout à fait.
— Oh, des couteaux magiques, maintenant, en plus des monstres magiques ? C'est sûr, je te crois. Ou peut-être que l'un de ces remèdes secrets de Marcheurs du Lac s'en est chargé, et que le reste n'est qu'une belle histoire pour que tu aies le beau rôle devant ta famille, hein?
Il s'approcha d'elle. Elle recula.
— Ils ne savent même pas que j'étais enceinte. Je ne leur ai pas raconté cette partie-là de l'histoire. (Elle inspira profondément.) Qu'est-ce que ça peut te faire, tant que ça ne te retombe pas dessus ? Pff! (Elle s'agrippa les cheveux, puis pressa ses mains contre son visage.) Tu sais, je me moque bien de ce que tu peux penser tant que tu vas le faire ailleurs.
Tante Futée lui avait un jour dit que l'opposé de l'amour n'était pas la haine, mais l'indifférence. Faon sentit qu'elle commençait à comprendre.
Radieux se rapprocha encore. Elle sentait son souffle sur les cheveux trempés de sueur dans son cou.
— Alors, est-ce que tu as laissé ce patrouilleur te baiser? Est-ce que ta famille est au courant ?
Faon eut le souffle coupé par la rage. Elle ne crierait pas...
— Après une fausse couche ? Tu es vraiment un abruti, Radieux Charpentier!
Il hésita un instant, le doute passant dans ses yeux bleus.
— D'ailleurs, continua-t-elle, tu vas épouser Violette Orpin ? Est-ce que tu la baises déjà ?
Ses lèvres se retroussèrent en une sorte de sourire, par ailleurs dénué d'humour. Il s'approcha encore.
— J'avais raison. Tu es une petite salope. (Et il sourit de triomphe en voyant la fureur qui, elle le savait, la faisait rougir.) Ne me regarde pas comme ça, ajouta-t-il en tendant la main pour lui pincer les seins. Je sais que tu es une fille facile.
Ses doigts se refermèrent sur la poêle à frire.
De grands pas résonnèrent dans la pièce à tisser. Radieux bondit en arrière.
— Salut, Etincelle, dit Dag. Il reste un peu de cidre?
— Bien sûr, Dag, dit-elle en s'éloignant de Radieux et en se précipitant de l'autre côté de la pièce pour attraper la cruche sur l'étagère. Elle enleva le bouchon et remplit un verre, essayant de calmer les tremblements de ses mains.
Dag se tenait maintenant entre Radieux et elle.
— Un visiteur? demanda-t-il en désignant Radieux de la tête.
Radieux, furieux, semblait se demander si Dag venait d'arriver ou s'il avait entendu leur conversation et, si oui, ce qu'il avait entendu de compromettant.
— Voici Radieux Charpentier, dit Faon. Il s'en va. Dag Aile Rouge Hickory, un patrouilleur des Marcheurs du Lac. Lui, il reste.
Radieux, l'air inhabituellement énervé, hocha prudemment la tête. Dag baissa les yeux sur lui sans expression particulière.
— Intéressant de faire enfin ta connaissance, Radieux. On m'a beaucoup parlé de toi. D'après ce que je viens d'entendre, ce qu'on m'a dit était vrai.
Radieux ouvrit la bouche et la referma. Etait-il choqué que ses menaces de calomnie n'aient pas réussi à faire taire Faon ? Eh bien, il ne pouvait s'en prendre qu'à lui, désormais. Il regarda vers la pièce à tisser, qui n'avait pas d'autre porte de sortie que celle donnant sur la chambre de Futée et Faon, et ne trouva rien à répondre.
— Alors... Radieux, continua calmement Dag. On t'a déjà proposé de te couper la langue et de te la faire avaler ?
Radieux déglutit.
— Non.
Il avait sans doute essayé de parler d'une voix plus assurée, mais il ne réussit qu'à émettre un croassement.
— Voilà qui m'étonne, dit Dag, en se grattant doucement le nez avec son crochet.
Un avertissement tranquille, pensa Faon, bien que Radieux ne parût pas le remarquer.
— Vous me cherchez des noises ? demanda Radieux, retrouvant son agressivité.
— Hélas, dit Dag en désignant son bras cassé avec un léger mouvement de son crochet. Il faudra que je m'en prenne à toi un peu plus tard.
Les yeux de Radieux s'allumèrent quand il prit conscience de l'apparente vulnérabilité du patrouilleur.
— Alors peut-être que tu devrais tenir ta langue jusque-là, Marcheur du Lac. Ah ! Seule Faon pouvait être assez stupide pour choisir un estropié comme protecteur.
Les yeux de Dag se plissèrent en deux fentes dorées alors que Faon se raidissait. De la même voix égale et affable, il murmura:
— J'ai changé d'avis. Je vais m'occuper de toi maintenant. Étincelle, tu as dit que ce garçon partait. Ouvre la porte pour lui, veux-tu ?
Visiblement incapable d'imaginer ce que Dag pouvait bien lui faire, Radieux serra les dents, se planta devant lui, lui lançant un regard noir. Confuse, Faon reposa rapidement le verre, renversant du cidre sur la table. Elle ouvrit la porte de gaze et la tint ouverte.
Lorsque Dag bougea, sa vitesse fut surprenante. En un éclair, elle le vit contourner Radieux, sa jambe cognant l'arrière de ses genoux, son bras gauche fendant l'air avec un bruissement. Le crochet scintilla. Radieux battit soudain l'air, la bouche grande ouverte, soulevé de terre, la prothèse de Dag planté à l'arrière de son pantalon. Ses pieds s'agitaient mais touchaient à peine le sol. On aurait dit quelqu'un en train de chanceler sur de la glace. Trois grandes foulées de Dag, un grand bruit de déchirure, et Radieux vola littéralement dans les airs, passant la tête la première par-dessus les planches du perron pour atterrir sur les marches en tas informe, les fesses en l'air, le visage raclant la terre.
Faon éclata de rire, en partie soulagée que Dag n'ait pas tranché la gorge de Radieux avec son crochet aussi calmement qu'il avait tué l'homme de vase. Elle posa sa main sur sa bouche au spectacle grotesque et réjouissant du caleçon de Radieux visible à travers le nouveau trou dans son pantalon.
Radieux se retourna et les foudroya du regard, le visage rouge comme une tomate, puis se releva, les poings serrés. La bouche pleine de terre et d'injures, il bredouillait de façon incohérente, mais le sens général - Je t'aurai, Marcheur du Lac!Je vous aurai tous Les deux! - était relativement compréhensible, et Faon retint son souffle, inquiète.
— Tu ferais mieux de revenir avec des amis si tu veux « m'avoir », recommanda sèchement Dag. Si tu en as.
Il semblait à peine essoufflé, hormis le fait qu'il avait les narines dilatées.
Radieux monta deux marches pour atteindre le perron, mais fit demi-tour en voyant le crochet se relever calmement. Faon se précipita sur la poêle à frire. Alors que Radieux hésitait, incertain, il releva la tête en entendant un bruit de pas provenant de la pièce à tisser, celui que faisait tante Futée, l'aveugle, en se déplaçant avec sa canne. Radieux regarda vivement autour de lui, descendit les marches en trébuchant, se tourna et s'enfuit de l'autre côté de la maison.
— Tu avais raison, Etincelle, dit Dag en refermant la porte. Il préfère éviter les témoins. On peut comprendre pourquoi.
Futée entra dans la cuisine.
— Bonjour, Faon, ma chérie. Bonjour, Dag. Mon dieu, ce beurre de pommes sent drôlement bon. (Elle tourna la tête en direction des bruits de pas qui s'éloignaient.) Jeune imbécile, ajouta-t-elle d'un air pensif. Radieux a toujours cru que puisque je ne le voyais pas, je ne pouvais pas l'entendre. Vraiment, il y a de quoi se poser des questions.
Faon, la gorge serrée, posa la poêle sur la table et se précipita dans les bras de Dag. Il l'entoura de son bras gauche dans une étreinte rassurante. Tante Futée pencha la tête vers eux, un sourire aux lèvres.
— Merci bien pour avoir fait le ménage, patrouilleur.
— Tout le plaisir était pour moi, tante Futée, dit Dag en serrant Faon plus fort contre lui. Prends ça pour ce que ça vaut, Étincelle, mais il avait plus peur de toi que tu n'avais peur de lui. On aurait dit un serpent, comme ça, ajouta-t-il pensivement.
Elle émit un petit rire tremblant, et se détendit.
— Je m'apprêtais à le frapper avec la poêle à frire quand tu es arrivé.
— C'est bien ce que je pensais. Je fantasmais moi aussi sur ce genre de choses.
— Dommage que tu n'aies pas pu vraiment lui couper la langue... (Elle se tut.) C'était bien une blague ? Parfois je ne suis pas sûre de comprendre l'humour des patrouilleurs.
— Hé, fit-il d'un ton légèrement mélancolique. Oui... cela aurait été très pratique, pourtant. Mais je suppose que je suis content de voir que Radieux ne croit pas ces horribles rumeurs selon lesquelles les Marcheurs du Lac sont des mages noirs.
Ses tremblements avaient diminué, mais Faon fronça les sourcils en repensant à cette scène.
— Je suis tellement contente que tu aies été là. Même si j'aurais préféré que tu n'aies pas le bras cassé. Est-ce que ça va ? demanda-t-elle en touchant l'écharpe d'un air inquiet.
— Ça ne lui a pas vraiment fait du bien, mais je n'ai pas aggravé son état. Nous pouvons remercier ta tante Futée et la soudaine, euh... timidité de Radieux.
Elle fit un pas en arrière pour observer son visage sérieux, les yeux interrogateurs, et il continua.
— Tu vois, malgré tous les porcs qu'il a massacrés, Radieux n'a jamais été impliqué dans une bataille mortelle. Moi je n'ai connu que ça depuis mon plus jeune âge. Il est habitué aux bagarres de chiots, celles qu'on a avec ses frères, ses cousins et ses amis, ou, en tout cas, des types avec qui il va falloir continuer à vivre. L'âge, le poids, la jeunesse, les muscles, tout jouerait en sa faveur, même sans mon bras cassé. Si tu veux le voir mort, je suis ton homme. Si tu veux un peu moins, ça va être plus embêtant.
Elle soupira et posa sa tête sur sa poitrine.
— Je ne veux pas le voir mort. Je veux juste le laisser derrière moi. A des kilomètres et à des années de moi. J'imagine qu'il faudra attendre pour les années. Je pense encore à lui tous les jours, et je ne veux plus y penser. S'il était mort, ce serait encore pire.
— Sage Etincelle, murmura-t-il.
Elle fronça le nez, dubitative. Etait-il vraiment sérieux en lui faisant cette proposition définitive, pour être aussi soulagé qu'elle ne l'ait pas pris au mot ? Elle se souvint qu'il voulait boire et elle alla lui chercher un verre qu'il accepta avec un sourire de remerciement.
Futée s'était approchée du foyer pour remuer le beurre de pommes qui, à en juger par l'odeur, était sur le point de brûler. Elle tapota la cuillère en bois sur le bord de la marmite pour en enlever l'excédent, la posa, se retourna.
— Vous êtes un homme intelligent, patrouilleur.
— Oh, Futée, dit Faon d'un air malheureux. Combien de ces horreurs as-tu entendues ?
— Presque tout, ma chérie. (Elle soupira.) Est-ce que Radieux est parti ?
Le visage de Dag prit cette drôle d'expression qu'il arborait toujours lorsqu'il consultait son InnéSens.
— Depuis longtemps, tante Futée.
Faon poussa un soupir de soulagement.
— Dag, vous êtes un homme bon, mais j'ai besoin de parler à ma nièce. Pourquoi n'iriez-vous pas faire un tour?
Il regarda Faon, qui hocha la tête à contrecœur.
— J'imagine que ça ne me ferait pas de mal d'aller m'assurer que Tête de Cuivre n'a encore mordu personne.
— Je pense aussi, acquiesça Futée.
Il étreignit encore une fois Faon, se pencha pour poser ses lèvres à l'odeur de cidre sur les siennes, lui fit un sourire d'encouragement et la quitta. Elle entendit ses pas traverser la maison vers la porte d'entrée, et sortir.
Faon aurait voulu poser la tête sur les genoux de Futée et pleurer. Au lieu de ça, elle s'activa à tisonner le charbon sous le four pour les tourtes. Futée s'assit sur une chaise et posa les mains sur sa canne. Tout d'abord avec hésitation, Faon commença son histoire. Au fur et à mesure, elle prit confiance et raconta finalement à Futée ses ébats imbéciles lors du mariage au printemps, sa prise de conscience progressive et sa peur des conséquences, puis la première discussion horrible avec Radieux.
— Tss, soupira Futée, la voix pleine de regrets. Je savais que quelque chose te tourmentait, ma mignonne. J'ai bien essayé de te faire parler, mais tu ne voulais pas.
— Je sais. J'ignore toujours si j'ai des regrets ou non. Je me disais que je m'étais mise moi-même dans ce pétrin et que je devais m'en sortir seule. Et ensuite j'ai bien cru que mes nerfs allaient lâcher si je ne faisais pas quelque chose.
Faon se résolut à ne rien cacher à sa tante et lui raconta tout de son voyage, à part l'incident étrange avec le couteau du partage de Dag - d'une part parce qu'elle était découragée par les explications compliquées qu'elle devrait fournir, d'autre part parce que ça ne changeait rien au destin de sa grossesse, mais surtout parce qu'il ne lui revenait pas de divulguer les secrets des Marcheurs du Lac. Non, pas seulement les secrets des Marcheurs du Lac - la vie privée de Dag. Elle comprenait, à présent, à quel point la possession de l'os de sa femme morte était personnelle et intime. C'était le seul secret qu'il lui avait demandé de garder.
Reprenant son souffle, Faon se replongea dans son récit. Elle décrivit sa marche solitaire jusqu'à Forgeverre, sa rencontre terrifiante avec le jeune bandit et l'étrange homme de vase. Sa première rencontre avec un Dag étonné, et plus encore terrifiant, mais presque amusant a posteriori. L'étrange ferme abandonnée des Montegué, puis le second enlèvement. Le nouveau degré de terreur qu'elle avait franchi aux mains de l'être malfaisant. Dag dans la grotte, Dag cette nuit-là à la ferme.
Elle finit tout de même la tête sur les genoux de Futée, mais elle réussit à réduire ses larmes à un reniflement étranglé. Sa tante lui caressait les cheveux comme autrefois, ce qu'elle n'avait plus fait depuis que Faon était toute petite et pleurait de douleur parce qu'elle s'était fait mal quelque part, ou de rage pour une blessure morale bien plus profonde.
— Chut, chut, ma chérie.
Faon inspira, s'essuya les yeux et le nez sur son tablier, et s'assit par terre à côté de la chaise de Futée.
— S'il te plaît, ne raconte rien de tout ça à papa et maman. Ils vont devoir continuer à vivre avec les Charpentier. Ça ne sert à rien de créer une animosité entre les deux familles maintenant.
— Oui, ma chérie. Mais ça me contrarie de voir Radieux s'en tirer aussi facilement.
— Oui, mais je ne supporterais pas que mes frères soient au courant. Ou bien ils essaieraient de s'en prendre à Radieux et nous causeraient des ennuis, ou bien ils se moqueraient de moi pour avoir été aussi stupide, et je crois que je ne pourrais supporter ni l'un ni l'autre. Ni les deux, ajouta-t-elle après un instant.
— Je ne pense pas que même tes frères soient assez maladroits pour se moquer de ça. (Futée hésita, puis concéda à contrecœur:) enfin, à part Brin, peut-être, qui n'a pas un brin de jugeote.
Faon esquissa un sourire humide à cette vieille plaisanterie.
— Pauvre Brin. C'est peut-être cette vieille blague sur son nom qui le pousse à provoquer tout le monde. Je devrais peut-être l'appeler Joli Brin, plutôt, pour voir si ça change quelque chose.
— C'est une idée. (Futée se redressa, fixant l'obscurité de son monde à elle.) Je pense que tu as peut-être raison au sujet de l'animosité entre les familles, cela dit. Oh ! Mon Dieu, oui ! Cette histoire mourra avec moi à moins que d'autres problèmes en découlent.
Faon fut soulagée par cette promesse.
— Merci. Ça me fait du bien de parler avec toi... Bien plus que je ne l'aurais cru. (Elle repensa aux derniers mots de Futée, puis ajouta plus fermement :) Tu dois comprendre que je partirai avec Dag. D'une façon ou d'une autre.
Futée n'objecta rien, ne lança aucun avertissement sinistre. Elle demanda juste:
— Hmm. C'est un garçon curieux, ce Marcheur du Lac. Dis-m'en un peu plus.
Faon, s'activant à nouveau dans la cuisine, ne fur que trop heureuse de pouvoir, contre toute attente, s'étendre sur son nouveau sujet favori auprès d'une oreille bienveillante, ou qui ne semblait du moins pas d'emblée offensée.
— J'ai rencontré sa patrouille à Forgeverre...
Elle décrivit Mari, Saun et Reela - sans s'attarder sur Dirla, Razi et Utau - et Sassa qui leur avait fièrement fait visiter la ville, et tous les travaux fascinants qu'effectuaient les gens là-bas, complètement différents des travaux de la ferme et qui n'impliquaient ni vaches, ni moutons, ni cochons. L'arc-à-terre, et les talents inattendus de Dag au tambourin - une image qui fit rire Futée avec Faon. A ce moment-là, Faon s'arrêta soudainement.
— Tu es folle amoureuse de lui, alors, dit calmement Futée qui ajouta, devant le silence stupéfait de Faon : Je t'en prie, ma fille, je ne suis pas aussi aveugle que ça.
Amoureuse. Ce terme lui paraissait trop faible. Elle avait cru être amoureuse à l'époque où elle soupirait pour Radieux.
— Plus que ça. Je lui fais confiance... au plus profond de moi.
— Ah oui ? Après toute cette histoire, je crois que je suis à moitié amoureuse de lui moi aussi. Je n'ai pas entendu autant de joie dans ta voix depuis très, très longtemps, ajouta-t-elle après un instant de réflexion. Depuis des années.
Le cœur de Faon bondit comme s'il avait été libéré du poids qui pesait sur lui, et elle rit et étreignit Futée en l'embrassant, ce qui fit sourire bêtement la vieille femme.
— Doucement, doucement. Il doit encore faire ses preuves, tu sais.
Mais les tourtes étaient cuites, et la mère de Faon revint pour préparer le reste du dîner, envoyant Faon traire les vaches pour que les garçons puissent continuer à couper le foin jusqu'à la tombée de la nuit. Elle sortit par le perron de devant, mais Dag n'était pas encore revenu à l'endroit où il s'asseyait habituellement pour réfléchir.
* * *
Dag revint à la maison après une promenade dans les environs immédiats de la ferme, en partie pour se dégourdir les jambes et l'esprit, mais aussi pour s'assurer que Radieux était bel et bien parti. Ce garçon était plein de ressentiment en plus d'être un fauteur de troubles, et son renvoi abrupt de la cuisine de Faon avait peut-être été un peu osé pour un Marcheur du Lac seul dans une région de fermiers. Cependant, il ne regrettait pas son acte et s'en réjouissait même, malgré la douleur cuisante dans son bras droit. Sa peur inavouée que Faon, une fois revenue dans la sécurité de son foyer, regrette son aventure avec un patrouilleur et revienne à son premier amour s'était désormais évanouie.
Autrefois, Radieux avait tenu le feu d'une étoile au creux de sa main, et il l'avait jeté dans la boue. Il ne retrouverait plus jamais cette chance. Il n'y avait rien au monde que Dag pourrait lui faire de pire que ce qu'il s'était déjà fait à lui-même. En souriant du coin des lèvres, Dag chassa Radieux de ses pensées à la faveur de choses plus urgentes.
En entrant dans la cuisine, il s'aperçut que Faon était partie, mais en revanche Trille, sa mère, s'affairait à préparer le dîner pour huit personnes. Un cliquètement et un vrombissement dans la pièce voisine lui indiquèrent que Futée, qu'il gratifia d'un salut, était au rouet, dans le champ de vision et à portée d'oreilles de sa sœur. Elle lui répondit par un «Bonsoir, patrouilleur», et reprit son ouvrage. Bien qu'amicales, les paroles de la tante ne l'éclairèrent guère sur ce qui s'était dit. De toute évidence, il ne fallait pas évoquer l'incident avec Radieux. Globalement, Dag était soulagé.
Il salua Trille avec amabilité et essaya de se rendre utile en soulevant des marmites du feu avec son crochet. Il s'efforça de trouver d'autres moyens de prouver sa valeur, malgré son invalidité, à cette femme qui était, selon les coutumes des Marcheurs du Lac, le chef de la tente Prébleu. Trille l'observait avec une telle inquiétude qu'il se demanda s'il représentait une menace pour elle. Il semblait trop grand pour la pièce, et lorsqu'il finit simplement par s'asseoir et regarder, cela parut la soulager. Son commentaire sur le temps tomba à plat, tout comme sa question sur les poulets. Hélas, les connaissances de Dag à propos des animaux de la ferme étaient très limitées. Mais quelques questions sur les noces prochaines de Flèche la menèrent rapidement aux coutumes de mariage à Bleu-Ouest en général, exactement où il voulait l'emmener. Il se rendit rapidement compte que le meilleur moyen de la faire parler était de lui répondre par des commentaires sur les coutumes des Marcheurs du Lac.
Trille arrêta de pétrir la pâte à biscuits et soupira.
— Au printemps dernier, j'ai eu peur que Faon ne se soit entichée du jeune Charpentier, car il n'y avait aucun espoir. Son papa et Jas Orpin s'étaient mis d'accord des années auparavant pour que Radieux épouse Violette et que les deux fermes soient réunies à la génération suivante. Ça va être un riche domaine, celui-là. Si Violette a plusieurs garçons, il y aura peut-être assez de terres pour les diviser entre eux sans que les plus jeunes soient obligés de partir en chercher de nouvelles, comme Roseau et Torrent parlent sans cesse de le faire.
Les jumeaux voulaient aller à la limite des zones cultivées, à environ trente kilomètres à l'ouest, et se partager les nouvelles terres, après le mariage de Flèche. C'était un projet dont ils discutaient beaucoup, mais pour lequel ils agissaient peu pour l'instant, d'après ce que Dag avait pu comprendre.
— Les pères arrangent les mariages, chez les fermiers ?
— De temps en temps, répondit Trille en souriant. Parfois, ils croient juste le faire. Parfois, c'est avec les pères qu'il faut s'arranger. Les terres, cependant, ou la part de la famille pour les enfants qui n'héritent pas, sont recensées par le clerc du village, afin d'éviter les problèmes entre les familles.
Encore la terre... Les fermiers n'avaient que ce mot à la bouche. Les autres biens étaient considérés par rapport à la terre, semblait-il.
— Les couples de Marcheurs du Lac se choisissent eux-mêmes en général, mais l'homme doit apporter des présents à la famille de sa promise, qu'il va rejoindre. Des chevaux et des fourrures, traditionnellement, quoique ça dépende de ce qu'il a accumulé. J'ai huit chevaux, en ce moment, ajouta-t-il, l'air de rien. J'ai prêté mes autres hongres à l'écurie du camp, à part Tête de Cuivre, qui a un bien trop mauvais caractère pour que je le refile à quelqu'un. Mes trois juments sont pleines. La femme de mon frère s'en occupe avec les siennes.
— L'écurie du camp? demanda Trille après un moment d'étonnement.
— Si un homme possède plus de chevaux qu'il n'en a besoin, il ne peut pas juste les garder pour lui et les laisser croupir. Alors ils vont à l'écurie du camp, en général pour équiper un jeune patrouilleur, et le scribe du camp le consigne dans un registre. C'est très pratique quand on change de camp, car on peut apporter une lettre du scribe et prendre ce dont on a besoin en arrivant, au lieu de tout transporter. Lors des rencontres inter-régionales tous les deux ans, l'une des tâches du scribe est de compenser toutes les différences qui subsistent. J'ai un long crédit à Stores.
Il ne trouva pas de façon de traduire cela en hectares, mais il espéra qu'elle avait compris qu'il n'était en aucun cas démuni, malgré son apparence actuelle d'homme usé par la route. Il se frotta le nez pensivement avec le côté de son crochet.
— Ils m'ont essayé comme scribe du camp quelque temps après que j'ai perdu ma main, mais je ne me faisais pas à ce travail minutieux et à tous ces travaux d'écriture. Je voulais bouger, être dehors, sur le terrain.
— Vous savez lire et écrire ? demanda-t-elle comme si c'était un point en sa faveur - parfait.
— Comme presque tous les Marcheurs du Lac.
— Hum. Etes-vous l'aîné de votre famille ?
— Le plus jeune de dix ans, mais seul un de mes frères est encore en vie. Ma mère a beaucoup souffert de ne pas avoir eu de fille pour perpétuer sa tente, mais mon frère a épousé la plus jeune fille des Marchelot - ils en avaient six - et elle a pris le nom de notre tente afin qu'il ne soit pas perdu, et a emménagé avec nous pour que ma mère ne soit pas seule.
Vous voyez, je suis un brave type, j'ai une famille moi aussi. D'un genre un peu spécial.
— Mon frère est un artisan très doué dans notre camp.
Il préféra ne pas préciser ce qu'il fabriquait. La production de couteaux du partage était la plus exigeante des activités des Marcheurs du Lac, et Dar était très respecté, mais il lui sembla prématuré d'en parler aux Prébleu.
— Il ne patrouille pas ?
— Il l'a fait lorsqu'il était plus jeune - comme presque tout le monde -, mais ses talents d'artisan étaient trop précieux pour être gâchés en patrouille.
Ceux de Dag, inutile de le préciser, ne l'étaient pas.
— Et votre père alors ? Etait-il un artisan ou un patrouilleur ?
— Un patrouilleur. Il est mort en patrouille, en fait.
— Tué par l'un de ces spectres dont Faon nous a parlé ?
Dag n'était pas sûr qu'elle ait cru à l'existence des spectres auparavant, mais dans l'ensemble il pensait que c'était le cas désormais, et qu'elle se sentait très mal à l'aise avec ce sujet.
— Non. Un hiver, il est allé au secours d'un jeune patrouilleur qui se faisait emporter par le courant d'une rivière qu'il avait des difficultés à traverser. Je n'étais pas là, je patrouillais dans un autre secteur de la région, et je n'ai appris la nouvelle que quelques jours plus tard.
— Noyé? Une drôle de fin pour un Marcheur du Lac.
— Non. Ou du moins pas vraiment. Il a attrapé une pneumonie et il est mort quatre nuits plus tard. Une forme de noyade, on pourrait dire.
En réalité, il était mort en partageant. Les deux camarades qui tentaient de le ramener chez lui pendant sa grave maladie l'avaient trouvé empalé à plat ventre sur son couteau. Dag n'avait jamais su s'il avait choisi cette mort en pleine possession de ses capacités de jugement, sous le coup du désespoir ou du délire, ou simplement épuisé par toute cette lutte. En tout cas, le couteau lui était revenu, et il s'en était servi trois ans plus tard sur un être malfaisant non loin de Langue de Chat.
— Oh, oui, c'est terrible, la pneumonie, dit Trille avec empathie. L'une des tantes de Surel a été emportée par cette maladie l'hiver dernier. Je suis vraiment désolée.
Dag haussa les épaules.
— C'était il y a onze ans.
— Vous étiez proches ?
— Pas vraiment. Il n'était pas là quand j'étais petit, et après c'est moi qui suis parti. Je connaissais bien son père, cependant. Grand-père avait un genou abîmé à l'époque, comme Futée. (Futée, qui écoutait par la porte ouverte tout en filant, leva la tête et sourit à la mention de son nom.) Il restait au camp et s'occupait de moi, entre autres choses. Si j'avais perdu un pied plutôt qu'une main, j'aurais pu terminer comme ça, l'oncle Dag de la tente de mon frère.
Où j 'aurais pu partager de bonne heure.
— Et, euh... y a-t-il des fermiers avec une seule main ?
— Oh oui. Des accidents arrivent dans les fermes. Les gens font avec, j'imagine. Je connaissais un homme avec une jambe de bois, dans le temps. Mais je n'ai jamais entendu parler d'engins comme le vôtre.
La mère de Faon se détendait agréablement en sa présence désormais et ne sursautait plus lorsqu'il bougeait. Dans l'ensemble, Dag suspectait qu'il était plus facile d'amener des animaux sauvages à manger dans sa main que d'amadouer les Prébleu. Il se demanda si ses habitudes de Marcheur du Lac l'avaient trahi, s'il aurait dû commencer avec le papa de Faon plutôt qu'avec les femmes. Enfin, peu importe où il commençait. Au final, il allait devoir charmer toute la bande pour obtenir ce qu'il voulait.
Et ils arrivèrent, en sueur et affamés. Faon les suivait, sentant la vache, deux seaux couverts accrochés à une palanche, qu'elle mit de côté pour s'en occuper plus tard. Le groupe, sans Trèfle ce soir-là, s'attaqua joyeusement à des quantités impressionnantes de jambon, de haricots, de pain de maïs, de limonade, de légumes divers au vinaigre, de biscuits, de beurre, de confitures, de beurre de pommes frais, de cidre et de lait. Les conversations furent mises en suspens. Dag ignora les regards dérobés alors qu'il mangeait ses biscuits en une seule bouchée en y plantant sa fourchette-cuillère. Trille, s'il ne se trompait pas, était simplement contente qu'il semble les apprécier. Heureusement, il n'avait pas besoin de faire semblant pour la flatter, même s'il ne s'en serait pas privé en cas de nécessité.
— Où es-tu allé pendant que je trayais les vaches ? lui demanda finalement Faon.
— Je suis allé me promener jusqu'au fleuve et je suis revenu. Je suis ravi de constater qu'il n'y a aucun signe d'être malfaisant à plus d'un kilomètre à la ronde, même si je m'y attendais. Cette région est patrouillée régulièrement.
— Vraiment? dit Faon. Je n'ai jamais vu de patrouilleurs par ici.
— Nous traversons les terres habitées de nuit, la plupart du temps, pour ne pas perturber les gens. Personne ne nous remarque.
Le père Prébleu releva les yeux d'un air curieux. Peut-être qu'au fil des années, toutes les patrouilles n'étaient pas passées aussi inaperçues que ça.
— Tu as déjà patrouillé à Bleu-Ouest? reprit Faon.
— Pas récemment. Quand j'étais jeune et que je débutais, vers l'âge de quinze ans, j'ai beaucoup marché dans la région, alors c'est possible. Je ne me rappelle pas.
— Peut-être qu'on s'est croisés sans le savoir, dit-elle d'un air pensif.
— Euh... non. Pas à cette époque. A l'âge de vingt ans, on m'a envoyé en échange dans un camp au nord des Plaines des Fermiers, et j'ai fait mon premier tour du lac. Je ne suis revenu que dix-huit ans plus tard.
— Oh, fit-elle.
— Je suis passé dans la région depuis, mais pas ici précisément. C'est un vaste territoire.
Le père Prébleu s'appuya contre le dossier de sa chaise en bout de table et regarda Dag les yeux plissés.
— Quel âge avez-vous au juste, Marcheur du Lac? Bien plus que Faon, sans doute.
— Sans doute, acquiesça Dag.
Le père Prébleu continuait de le regarder d'un air interrogateur. Soudain, le bruit des fourchettes raclant les assiettes devint envahissant.
Coincé. Devait-il vraiment répondre maintenant? Peut-être valait-il mieux mettre les choses au clair le plus tôt possible. Il s'éclaircit la gorge, pour que sa voix ne soit ni trop aiguë, comme le couinement d'une souris, ni trop forte.
— Cinquante-cinq.
Faon s'étouffa avec son cidre. Il aurait probablement dû lui jeter un coup d'œil pour s'assurer qu'elle n'essayait pas d'avaler quelque chose à ce moment-là. Il ne pouvait pas lui taper dans le dos avec sa fourchette-cuillère, mais elle reprit rapidement son souffle.
— Désolée, dit-elle d'une voix rauque. C'est passé par le mauvais trou.
Elle lui jeta un regard de côté, avec, semblait-il, une inquiétude cachée. Ou de la consternation. Il espéra que ce n'était pas de l'horreur.
— Papa, murmura-t-elle, a cinquante-trois ans.
D'accord, avec un peu d'horreur. Ils arriveraient à gérer ça.
Trille le regardait fixement.
— Vous en faites quarante, en tout cas.
Dag baissa les paupières, se gardant bien de la contredire.
— Faon, annonça son père d'un air sombre, a dix-huit ans.
A côté de lui, Faon retint son souffle, visiblement exaspérée.
Dag essaya, sans grand succès, de ne pas sourire. C'était difficile, alors qu'elle bouillonnait tellement à l'intérieur qu'elle était à deux doigts d'exploser.
— Vraiment ? dit-il en la regardant d'un air neutre. Elle m'a dit qu'elle en avait vingt. Même si, de mon point de vue, ça ne fait pas une grande différence.
Elle se voûta d'un air penaud. Mais leurs yeux se rencontrèrent, et alors elle eut du mal à se retenir de rire, et tout s'arrangea.
Son père reprit la parole, d'une voix énervée.
— Faon a pris la mauvaise habitude de raconter des mensonges. J'ai essayé de la lui faire passer en la corrigeant. J'aurais peut-être dû la battre plus.
Ou moins, pensa Dag, mais il garda cette remarque pour lui.
— A vrai dire, je viens d'une famille avec une très grande espérance de vie, dit Dag pour essayer d'arranger les choses. Mon grand-père, dont je vous ai parlé, était toujours alerte à sa mort à bien plus de cent ans.
A cent vingt-six ans, mais il y avait déjà trop de calcul mental autour de la table pour en rajouter. Les frères, en particulier, semblaient se débattre avec les chiffres et le regardaient avec une méfiance renouvelée.
— Ça ne pose pas de problèmes, continua Dag, rompant un silence qui s'éternisait. Si, par exemple, Faon et moi devions nous marier, nous atteindrions la vieillesse à peu près en même temps. A supposer qu'il n'y ait pas d'accident.
Voilà, il avait prononcé le mot magique, se marier. Ce n'était pas comme s'il ne l'avait pas déjà fait, des années auparavant. Bon, d'accord, ça ne s'était pas du tout passé comme ça. La famille de Kauneo était intimidante d'une façon complètement différente. Mais la terreur qui le traversait était la même.
— Les Marcheurs du Lac n'épousent pas les fermières, gronda le père Prébleu.
Dag ne pouvait pas prendre la main de Faon sous la table pour la rassurer, il aurait tout juste réussi à lui planter sa fourchette dans la cuisse, avec des conséquences imprévisibles mais sans doute malheureuses dans la situation présente. Il la regarda. Allait-il se jeter de cette falaise seul ou avec elle ? Elle avait les yeux écarquillés. Et adorables. Et terrifiés. Et... excités. Il inspira profondément.
— Moi si. Je le ferai. Je le souhaite. Epouser Faon. S'il vous plaît ?
Sept Prébleu médusés observèrent le silence le plus assourdissant qu'il avait jamais entendu.